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Un paimpontais dans la Grand Guerre Eugène Danion

Un Paimpontais dans la Grande Guerre

Eugène Danion

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À la fin de la Première Guerre Mondiale, Paimpont, comme toutes les communes de Bretagne et de France, est profondément meurtrie. Sur les 585 soldats mobilisés, âgés de 20 à 47 ans, plus de 130 hommes ne sont pas revenus ; des pères, des maris, des fils... « tués à l’ennemi », « disparus au combat ». À ce triste bilan, il faut ajouter une trentaine de mutilés de guerre...

Voici une enquête de mémoire, le récit de 4 années dans l’enfer de la Grande Guerre d’un Paimpontais, mon arrière-grand-père, Eugène Danion.

En ces temps de commémoration du centenaire de l’armistice de 1918, j’ai eu envie de ressortir une vieille photo de famille abîmée par le temps.

C’est la fin de la moisson de 1916 à Trudo, un des villages de Paimpont, à l’ouest du bourg. Eugène, en uniforme de soldat, assis à gauche au premier plan, pose aux côtés de ses nièces, de son fils Jean et de sa femme Adélaïde. Sa sœur Marie, ses parents, des oncles et tantes sont là aussi. Il est en permission. On est à la moitié d’une guerre qui s’est enlisée dans les tranchées de l’Est de la France.

En 2 ans de conflit, cet homme au visage fatigué a déjà traversé des épreuves que ses proches ont du mal à imaginer. Sans doute ressent-il comme les autres combattants le décalage avec la vie de l’arrière. Mais comment partager l’indicible ?

Retour à Paimpont des hommes du front pour la moisson 1916
Famille Danion, ferme de Trudo

Une recherche sur le web m’a permis de retrouver facilement sa fiche dans le « registre matricule militaire » des Archives départementales. L’armée y avait consigné toute sa carrière militaire. A partir de ces informations, j’ai alors entrepris de retracer le parcours du soldat Eugène Danion dans la première guerre mondiale.

La mobilisation générale

Le 1er août 1914, lorsque l’ordre de mobilisation générale est décrété, Eugène est probablement à Paris. Ma grand-mère, sa fille née après la guerre, m’avait raconté qu’il travaillait à l’époque dans les usines Pathé à Vincennes. Il faut dire qu’au début du 20e siècle, il n’y a plus beaucoup de travail à Paimpont. Les Forges de Paimpont et la mine de fer de l’étang Bleu, grands pourvoyeurs en emplois dans la région, ont fermé en 1884 et 1910. 1 Après son service militaire, Eugène, comme beaucoup de provinciaux, s’en est allé à la capitale. Embauché dans les usines des frères Pathé alors en plein essor, il y rencontre une Paimpontaise, Adélaïde Renault, qu’il épouse en 1907, et avec qui il a un fils, Jean.

Quand éclate la guerre, Eugène va avoir 37 ans. Sa vie n’est plus à Paimpont depuis longtemps, mais pour l’armée, c’est toujours là qu’il est domicilié. Le 7 août 1914, il rejoint donc son régiment de l’Infanterie Territoriale à Rennes. Comme pour beaucoup de mobilisés, l’angoisse de la séparation est sans doute tempérée par le sens du devoir et l’espoir d’une guerre courte. Et il sait que vu son âge, il n’ira pas au combat. Les « territoriaux » (surnommés parfois les « pépères ») sont le plus souvent employés à des tâches de logistique. Ils ne sont pas censés se retrouver en première ligne, et pourtant...

Alors que les blessés des combats des premiers jours commencent à arriver en gare de Rennes, le 13 août, 3000 hommes du 75e RIT âgés de 34 à 39 ans, tous bretons d’Ille-et-Vilaine, quittent la caserne de Saint-Georges pour le Camp retranché de Paris. Eugène est peut-être dans le premier train de 8h28. Après plus de 20h de trajet en chemin de fer sous une chaleur accablante, les « territoriaux » bretons arrivent en gare des Batignoles au petit matin. Ils doivent encore traverser Paris à pied pour rejoindre leurs cantonnements au sud. Les premiers bataillons débarqués n’atteignent Villejuif que tard dans la soirée, totalement exténués. Le lendemain, il faut encore marcher jusqu’à Corbeil où s’installe le régiment.

Le Camp retranché de Paris

Le 75e RIT est affecté à l’Intervalle Sud à hauteur de la forêt de Sénart. Les premières semaines, Eugène et ses compagnons vont surtout manier la pelle et la pioche. À la hâte, il faut finir de creuser les tranchées, mettre en place des réseaux de fil de fer et construire des abris et des batteries d’artillerie. Le général Gallieni, nouveau gouverneur militaire de Paris, veut renforcer les défenses de la capitale qu’il juge insuffisante notamment dans cette zone entre les vallées de la Seine et de l’Yerres. Début septembre, après une offensive éclair, l’armée allemande s’approche très près de Paris. Le système de défense n’est pas opérationnel. Et les régiments d’infanterie territoriale sont mal équipés. Sur leur lieu de mobilisation, ils n’ont reçu que 88 cartouches par homme. On redoute que l’ennemi en profite pour entrer dans la capitale. Mais le « plan Schlieffen » des Allemands vise d’abord à encercler les troupes françaises massées entre les Vosges et les Ardennes.

Au prix de combats sanglants, les armées françaises et anglaises repoussent finalement les Allemands vers l’Aisne à la mi-septembre. La menace est écartée. Mais le bilan humain est terrible : environ 230 000 Français tués ou disparus au début de l’automne 1914. La guerre de mouvement va laisser la place à une guerre de position. Les belligérants s’enterrent et se font face dans un système de tranchées séparé par un « no man’s land ». Pour tenir cette ligne de front continue de la Belgique à la Suisse et compenser les pertes de la Bataille de la Marne, il faut toujours plus d’hommes.

Aussi, pour les « gâs » du 75e RIT, l’instruction militaire alterne de plus en plus avec les travaux de renforcement du Camp retranché qu’il faut à tout prix achever. Même si on sait après coup que cela n’aura servi à rien. Pendant le mois de novembre, les « territoriaux » s’installent du côté de la briqueterie de Feucherolles, à l’ouest de Paris. Et le 11 décembre 1914, ils reçoivent l’ordre de rejoindre le front.

La guerre des tranchées

Rassemblés dans la gare de Versailles-Matelots, les territoriaux d’Ille-et-Vilaine embarquent en fin d’après-midi pour l’inconnu. Eugène a toujours aimé lire la presse. Mais entre censure et propagande, que pouvait-il savoir de la situation sur le front ? Comment imaginer l’enfer vers lequel on le menait ?

12 heures de train plus tard, le régiment débarque dans la petite gare de Muizon. La mission des hommes du 75e RIT est toujours la-même : « occuper, organiser et défendre » un secteur. Mais maintenant, ils sont au nord-ouest de Reims, face à l’ennemi. On leur demande de s’installer dans un réseau de tranchées au milieu de nulle part à la sortie Est du village de Thil, le long de la « route 44 ». En face, à quelques centaines de mètres, adossé au canal de la Marne à l’Aisne, il y a Courcy occupé par les troupes allemandes.

Dans le froid, l’humidité et la boue, s’installe alors une routine de vie morbide : « 4 jours en seconde ligne, 4 jours en première ligne, 4 jours en réserve générale ». À chaque cycle, il y a des blessés, des morts. Sous les tirs sporadiques et les épisodes de bombardements presque journaliers de l’artillerie allemande, Eugène s’enterre avec ses compagnons de la 1ère Compagnie de Mitrailleuses du régiment. Pendant plus de 2 ans, il occupe avec eux les bastions des Carrières, du Cantonnier, du bois de Chauffour... Il est nommé Caporal le 1er mai 1916.

Sous le feu des batteries allemandes du fort de Brimont, de la ferme Sainte-Marie, des bois Soulains, des hauteurs de Berru et de Nogent-l’Abesse, durant 25 mois, le régiment participa à la mise et au maintien en état complet de défense et d’attaque de l’important secteur compris entre la rive ouest du canal de l’Aisne à la Marne jusqu’en face du village de Loivre.

Besogne ingrate, exigeant un effort soutenu et une patiente énergie. Les pertes furent sensibles, car nos Bretons ne pouvaient impunément, sous le regard sans cesse en éveil de l’ennemi, mener à bien les travaux des « Cavalier-de-Courcy », de la Plaine, de l’Arbre isolé, et plus spécialement ceux du Cantonnier (ouvrage connu surtout des hommes sous le nom de « Tête de cochon », pour la particularité qu’il offrait avec la tête de cet animal), du Chauffour, et du saillant de Villers-Franqueux, tracer et creuser les tranchées, aménager les boyaux d’accès, les points d’appui, créer aux mitrailleuses des emplacements sous abris bétonnés, ainsi que des abris également bétonnés pour guetteurs, établir des postes de grenadiers, observatoires, creuser des sapes, en un mot, réaliser le mieux possible la tâche qui leur était impartie d’occuper, d’organiser et de défendre.

Extrait de l’Historique sommaire du 75e RIT

Le 25 janvier 1917, le 75e RIT est relevé des tranchées. En ce début d’année, le découragement et la lassitude gagnent. Le général Nivelle, récemment nommé à la tête des armées prépare l’offensive au Chemin des Dames et sur les Monts de Champagne, pour enfin briser les lignes ennemies. Dans le froid particulièrement intense de cet hiver 1917, les territoriaux vont effectués des travaux d’aménagement des routes et des voies ferrées en vue de la grande offensive prévue pour le printemps.

La bataille des Monts de Champagne

Le 2 avril 1917, les hommes du 75e RIT reçoivent l’ordre de retourner au front. Cette fois-ci, ils vont remplacer la 3e brigade Russe dans le secteur d’Aubérive au Sud-Est de Reims. Les territoriaux d’Ille-et-Vilaine sont mis à la disposition de la fameuse Division Marocaine 2 et en particulier du régiment de Marche de la Légion Étrangère. Pendant l’offensive, Eugène et sa compagnie de mitrailleuses devront défendre et tenir les tranchées prises à l’ennemi.

Les Allemands sont au courant du projet des Français. Aussi, le 17 avril 1917 à 4h45, quand l’ordre est donné de passer à l’attaque, les hommes ont déjà été soumis à 15 jours consécutifs de violents bombardements, jour et nuit. Dans la tempête de pluie et de neige mêlées, les courageux légionnaires s’élancent à l’assaut des lignes ennemis. Pilonnés jours et nuits, les territoriaux résistent et apportent un soutien constant à la Légion qui progresse malgré une résistance acharnée des troupes allemandes. La tranchée du Golfe est prise aux Allemands puis le village d’Aubérive, après qu’ils l’aient abandonné. Enfin le fortin Sud-Ouest de Vaudesincourt sera le théâtre de combats terrifiants au cours desquels certaines sections du 75e RIT durent se porter en soutien actif aux légionnaires qui se faisaient décimer. Il est probable qu’Eugène et sa section de mitrailleuses aient été à leur côté dans la tranchée des Dardanelles jusqu’au 24 avril 1917, où le régiment est relevé.

Les pertes humaines sont considérables. Les survivants sont épuisés. On les envoies alors en réserve au camp militaire de Châlons près de Mourmelon-le-Grand.

Les combats de Champagne dureront jusqu’en juillet 1917 et se solderont par la prise des Monts, seul succès de l’« Offensive Nivelle » qui fût par ailleurs décrite comme « une boucherie » par les combattants et un « sacrifice inutile » (Bataille du Chemin des Dames).

D’octobre 1917 à la fin janvier 1918, la 1ère Compagnie de Mitrailleuses dont fait partie Eugène, est de nouveau affectée à la défense des tranchées dans le secteur d’Aubérive. En février, elle devient une Compagnie de Mitrailleuses de Position. Elle cesse d’appartenir au 75e RIT qui est dissout le mois suivant.

« Au front depuis 1914 »

À ce stade, il est difficile de suivre le parcours d’Eugène pendant cette dernière année de conflit. Le 1er juin 1918, il est affecté administrativement au 500e RIT, qui n’est semble-t-il qu’un régiment « fantôme ». Il est nommé Sergent le 1er août. Il est probable que sa Compagnie de Mitrailleuses ou sa section ait été mise à la disposition de régiments d’active, au gré des besoins, jusqu’à la fin des combats.

Avant sa démobilisation, Eugène reçoit une citation. Il est décoré de la Croix de guerre, étoile de bronze.

Sous officier zélé et courageux comme caporal, puis comme sergent, a exercé dans les moments les plus périlleux avec beaucoup d’énergie le commandement d’une pièce (attaques d’Avril 1917) puis d’une section. Au front depuis 1914.

Citation à l’ordre du régiment no7 du 7 janvier 1919

Après la guerre, Eugène retrouve la vie parisienne au côté de sa femme Adélaïde. En 1921, le couple a un deuxième enfant, une fille, Janine (ma grand-mère). Mais au printemps 1922, l’état de santé d’Adélaïde, dont l’asthme s’aggrave, impose le retour au pays. Le « bon air » de la forêt de Paimpont ne peut que lui être profitable. La famille s’installe alors définitivement dans la ferme de Trudo.

Eugène est mort en 1968, à l’âge de 91 ans. Comme beaucoup de « poilus », il n’a jamais raconté sa guerre.


À ma grand-mère...

Remerciements à Laurent Goolaerts, agent du patrimoine à la médiathèque de Paimpont, pour m’avoir mis sur la bonne voie.

Sources

 Grand Mémorial « Retracez le parcours de guerre des Poilus en une seule recherche », un site du ministère de la Culture.

 Historique sommaire du 75e Régiment d’Infanterie Territoriale Lire

 Journaux des Marches et Opérations (JMO) sur le site Mémoire des Hommes :

  • JMO 75e RIT du 13 août 1914 au 13 juin 1915 Lire
  • JMO 75e RIT du 14 juin 1915 au 15 juillet 1917 Lire
  • JMO 75e RIT du 16 juillet 1917 au 10 mars 1918 Lire
  • JMO de la 185e brigade (groupe Guérin) du 2 août 1914 au 20 mai 1915 Lire
  • JMO de la 185e brigade (groupe Guérin) du 16 juin 1915 au 16 février 1916 Lire
  • JMO de la 185e brigade (groupe Guérin) du 16 février au 3 septembre 1916 Lire
  • JMO de la 185e brigade (groupe Guérin) du 3 septembre 1916 au 31 mai 1917 Lire
  • JMO de la 185e brigade (groupe Guérin) du 1er juin au 27 août 1917 Lire
  • JMO Régiment de marche de la Légion étrangère du 1er janvier au 31 décembre 1917 Lire
  • Carte des opérations de la Légion dans le secteur d’Aubérive en avril 1917 Lire

 ONF — Le Camp retranché de Paris renforcé en 1914 Lire

 Site web 14-18 Mission Centenaire


↑ 1 • source — Dossier patrimoine : Paimpont dans la Première Guerre Mondiale par Laurent Goolaerts.

↑ 2 • Unité la plus décorée de la Grande Guerre, qui n’avait de marocain que le nom, puisque composée pour moitié d’Européens et pour moitié d’Algériens et de Tunisiens — En savoir plus avec Wikipédia...